Qui aurait cru qu'on se retrouverait dans une librairie?

J'étais prof avant. Il y a longtemps. Presque trois ans. J'étais repartie d'Australie comme j'étais venue, enfin presque. Entre les deux il y avait eu Evan. J'aurai pu mourir pour lui. D'ailleurs, j'étais réellement morte quelque part entre l'avion qui m'avait fait décoller de Sydney et mon point d'atterrissage aux Etats-Unis. J'avais mis un masque sur mon visage, et depuis celui-ci ne me quittait plus. J'étais une ratée, ma vie était foutue. J'avais 35 ans. Pas de mari, pas d'enfants. Plus de famille. Juste une belle gueule et un corps qui pouvait servir. Excepté ma main gauche. Manque de bol, c'est avec elle que je savais faire quelque chose. Du piano. Mais c'était fini. Il y a 3 ans, en arrivant ici, j'avais voulu en finir. Alors j'étais montée sur un pont. Prête à sauter. Et puis cet homme est arrivé. Il m'a embarquée dans sa folie. Il était lanceur de couteau, je suis devenue sa cible. C'est pour cela que j'avais presque toujours un sparadrap sur moi, au niveau de la joue. C'était encore le peu de confiance que je refusais de donner et ma nervosité. Ma foutue peur de crever.

Mes cheveux étaient plus courts, plus bouclés aussi. Sûrement l'humidité de l'air. Je portais un simple tee-shirt échancré sur un jean. Je faisais plus vraiment attention à mon image. Moi qui aimait tant attirer l'attention, j'étais presque devenue transparente. Je voyais qu'on continuait à reluquer ma poitrine et mon joli petit cul, comme il l'appelle. Ça me suffisait. On avait une représentation ce soir. En attendant, il était parti faire je ne sais quoi je ne sais où, et moi j'avais besoin d'évasion. Je la trouvais dans les livres. Les romans d'aventure, avec les pirates et les robes à colombines. Je ne savais pas si j'étais heureuse, mais je n'étais pas malheureuse.

Pourquoi faut-il toujours que les livres les plus attirants soient justement ceux placés tout en haut? Je pariais sur mon goût pour l'inaccessible. Perplexe, je tentais le pouvoir de la pensée pour le faire tomber. J'y étais presque, jusqu'à ce que ne me prenne le besoin de lever les bras pour étendre mon pouvoir, et sentir que, par la même occasion, je venais de frapper quelqu'un. Confuse, je laissais tomber le livre et la télékinésie pour m'excuser.

Pardon! Excusez-moi je...

J'aurai reconnu entre mille cette tignasse, cette moue je-m'en-foutiste et ces yeux ténébreux. Je restais quelques instants stupéfaite, ensorcelée, mais je ne pouvais pas me laisser faire, je passais une mèche de cheveux derrière mon oreille avant de me redresser bien sur mes pieds et dans ma tête.

Pardon? Vous devez vous trompez, je ne m'appelle pas.. comme ça.

Mon regard était fuyant, mais déterminé. Ce n'était plus moi. Et ce n'était plus lui. Je venais d'apercevoir ce fauteuil, c'était trop, c'était trop violent. On ne pouvait pas se retrouver, nous deux c'était là-bas, ici c'était autre chose, ici ça n'avait jamais existé. Je me sentais nue. J'avais froid, d'un coup. Je croisais mes bras sur ma poitrine, cherchant commencer m'éclipser.

Je.. Ecoutez il faut que j'y aille. Je.. Je vous ai pas fait mal?

Mes yeux plongés dans les siens, je sentais toutes sortes de choses passer, j'avais vraiment froid, je ne comprenais pas, je ne voulais pas comprendre.

J'étais déstabilisée, mon regard le montrait, mais tout le reste de mon expression cherchait désespérément à cacher tout ça. Mais la colère, je n'avais jamais su la maitriser, et là, elle montait. J'etais en colere contre lui d'etre la, de me rappeller tout ca, en colere contre moi de me retrouver aussi faible.

Qu'est-ce que tu fais là?

Qu'est-ce que tu me veux, qu'est ce qui t'ai arrivé? J'avais des milliers de questions en tête. Et il me regardait, il m'empechait de me controler. Le vouvoiement, j'en avais plus rien à faire. Et puis je pensais à mon allure, à mes cheveux, je me sentais mal, sans m'avouer pourquoi, dans ses yeux j'avais toujours été belle, et aujourd'hui... Aujourd'hui tout ça était loin. Il me refléctait avec une violence inouie ma déchéance.

Il était cynique, chose qui lui arrivait assez rarement pour que cela me fasse froncer un sourcil. En même temps, je devais avouer que mon attitude n'avait rien d'encourageant et qu'elle suscitait tout sauf une réaction amicale. Dire que c'était moi qui était censée être l'adulte responsable. Ma main dans mes cheveux. Ils ne glissaient plus avant, ils se coinçaient dans les nœuds. Après avoir été cynique, il devenait carrément agressif. Je ne supportais pas ça. Aussitôt, je me mis en position de défense, je me sentais attaquée, je sentais ses mots venir griffer ma coquille.

Et toi? Je peux savoir pourquoi tu me parles comme ça? Tu crois que parce que tu es en fauteuil ça te donne le droit d'agresser tout le monde? Tu sais quoi, je crois qu'on va en rester là.

Je savais qu'il savait lire la colère sur mon visage, et je savais aussi qu'il savait que la colère était toujours associée à la fragilité chez moi. Mais qu'importe. Me tournant vers les rayons de la librairie, j'attrapais un livre au hasard. J'avais abandonné l'idée d'attraper celui que je voulais, de toute façon je ne pouvais l'attraper. Je ne voulais plus qu'une chose, être le plus loin possible d'Evan, sortir d'ici. J'étouffais.

J'avais attrapé mon livre et vagué dans les rayons pour aller vers la caisse. Evan manqua m'écraser les pieds en déboulant d'un autre côté. Agacée, je fuyais son regard, menton haut, mine fière. Les bras croisés sur la poitrine. Il me proposait un café. Je baissais la tête, avant de la relever en me passant une main dans les cheveux. Il était toujours là, à me regarder avec son petit air suppliant, le même qu'il avait quand je devais aller donner un cours et qu'il voulait me faire craquer pour que je reste. Je m'égarais. Est-ce que j'étais capable d'enlever toutes ces touches de rancœur pour accepter sa proposition? Je soupirais.

2 minutes. Pas plus.

Devant son air triomphant, je me retenais de sourire. Le livre que j'avais à la main ne suscitant aucun intérêt, je le déposais au hasard entre des bouquins du rayon ou l'on se trouvait. Puis j'enfonçais mes mains dans les poches arrière de mon jean. J'avais accepté, d'accord, mais il ne fallait pas non plus me demander de faire des efforts. J'avais toujours ce petit air énervé que l'on pouvait voir sur le bout de mon nez.

On avait marché silencieusement. Je le regardais se traîner dans son fauteuil, évitant les regards de pitié des passants que moi je n'arrivais pas à laisser de côté. Je fixais les gens qui s'attardaient sur Evan comme sur une bête curieuse, et je me mordais la joue pour ne pas faire de commentaires. Ce n'était pas l'envie qui m'avait manquée, mais j'avais peur qu'il n'interprète cela d'une mauvaise manière. C'était bizarre, ça avait toujours été moi l'handicapée, gênée avec ma main, et maintenant Evan était réellement diminué. Il ne voulait pas d'aide, j'avais été pareille. Je le laissais donc ouvrir la porte seul, s'installer seul. Je m'essayais face à lui, gardant mon sac sur mes genoux, triturant la bride. Je mourrais d'envie de lui demander l'accident à l'origine de son état, mais chaque fois qu'il croisait mon regard, je mettais un masque pour rester de marbre. L'intérieur de ma joue était en sang. « Alors, qu'est ce que tu fais à Quantico? » Je me redressais sur mon siège, passait une main sur mon cou.

Je travaille.

La serveuse m'empêcha d'en dire plus, et au fond cela m'arrangeait. La tasse était brûlante, je le sentais de ma main « en bon état », l'autre ayant perdu sa sensibilité devenait rouge, mais la garder autour du gobelet me donnait une certaine contenance. Machinalement, je sortis mon portable de mon autre main pour vérifier l'heure.

Je savais que ma réponse ne le satisferait pas. Mais je me voyais mal lui dire, salut, je suis devenue la cible d'un lanceur de couteaux, je n'ai plus d'allure, je n'ai même plus assez de respect pour moi pour me mettre en danger tous les soirs. « Tu vas te bruler fait gaffe. » Je ne sentais rien. Pourtant sa main sur la mienne, je l'avais ressentie. Je ne pensais pas qu'un contact avec lui me troublerait autant. Ma main était rouge, effectivement. « Pressée de partir? Je t'ai dis 5 minutes, je ne te retiendrais pas plus si c'est ça qui te préoccupe. Désolé, déformation professionnelle sans doute. »

Je peux boire mon café sans risquer que tu interprètes mon geste?

Il m'agaçait, oui. Il était toujours le même. J'en oubliais rapidement le fauteuil. Je décidais de ravaler mon ressentiment, relevait la tête et relançait la discussion en essayant de prendre un timbre de voix plus neutre.

Et toi? Qu'est-ce que tu fais là?

J'attrapais mon café pour le porter à mes lèvres, sans le quitter des yeux. Je ne savais s'il me dévisageait en remarquant ce qui avait changé, ou en retrouvant ce que j'avais été.

« Je passe le plus clair de mon temps dans le rayon bouquin depuis que je me suis fait virer. » Je manquais avaler de travers. Je connaissais les compétences d'Evan et ce qu'il valait. Personne, même dans la pire des situations, n'aurait pris le risque de se séparer d'un élément comme lui. «  Ca me fait taire quelques heures et le plus grand bonheur de ma mère par la même occasion. » Je reposais mon café lentement, une lenteur qui n'avait rien de naturel. Il fallait que les informations arrivent à mon cerveau. Et puis je reportais mon regard sur Evan, en plissant légèrement les yeux, signe que je me posais des questions.

Comment ça « viré »?

Mes sourcils se froncèrent. Et puis un bruit sourd se mit à retentir de mon sac. Mon portable. Mon visage se referma aussitôt. Le téléphone entre les mains, je m'excusais rapidement avant de me tourner de côté pour pouvoir m'adresser à mon interlocuteur de façon plus intime.

Allo. Oui. Oui 20h30 tu me l'as déjà dit. Non, on se rejoint là-bas.

Je lançais un regard rapide à Evan.

Bon ça va hein, je te rappelle que sans moi il n'y a pas de numéro. Alors amène-moi la robe noire à 20h là-bas et ça ira très bien. C'est ça à tout à l'heure.

Je me remettais face à Evan, lançais mon portable dans mon sac, et remettait nerveusement mes cheveux derrière mes oreilles.

Excuse-moi. Tu disais?

Mais il devait voir que je n'étais plus tout à fait là. La réalité m'avait rattrapée.

« Qu'ils n'avaient pas vraiment eu à me versier d'indemnités de licenciement mais apparement tu t'en fous... T'es sure que tout va bien Cam? » Je stoppais tout ce que je faisais pour le regarder droit dans les yeux, menaçante.

Tu veux pas arrêter de penser pour moi? Nan parce que... Ca devient agaçant tu vois.

Il penchait la tête à présent. Toutes ces manières que j'aimais tant chez lui d'être attentionné. Que j'aimais. Au passé. Avant. Je jettais un nouveau coup d'oeil à mon téléphone, le plus discrètement possible.

C'est comme tes manières là.

Planter mon regard dans le sien. Défi. Pour lui d'y trouver la moindre émotion, la moindre chose qui lui rappelle la moi d'avant. Je n'avais pas peur. Je n'avais jamais peur de rien. J'avais le regard dur, malgré le bleu de mes yeux. A nouveau, mes mains dans mes cheveux, nerveusement, rapidement.

Bon combien je te dois?

J'en avais assez. Je savais que je n'aurai jamais du accepter cette entrevue. Les beaux souvenirs doivent rester de beaux souvenirs, quand ils reprennent vie, ça ne fait que du mal. Car on se rend compte que rien n'est jamais parfait.

« Qu'est ce que j'ai encore fait... » Je ne l'écoutais plus que d'une oreille, je m'occupais plutot de rassembler mes esprits et les pièces de monnaie que j'avais fait tomber sur la table, en déversant le contenu intégral de mon porte-monnaie. Entre les miettes grasses d'un client précédent sur la table, je mettais de côté avec mon doigt les pièces de centimes que je comptais lui laisser pour payer mon café. « Encore 1 minute 20 . » Il avait toujours le même humour. Celui qui m'avait agacée au début de notre rencontre, que j'avais adoré ensuite. Aujourd'hui, je ne savais plus vraiment. Je le regardais avec un sourire forcé, du genre « Hahaha très drôle ». Le compte fait, je remis mon sac sur l'épaule et me redressait. C'est là qu'il entama son monologue. « Camille, que ce soit bien clair, tu n'es pas là pour un plan drague, j'ai quelqu'un dans ma vie, je suis très bien. [...] Si tu me laisse trois minutes de plus je t'explique. » Ce qu'il dit me fit rire jaune, hausser les sourcils de surprise, puis finalement les froncer d'amertume. Je me rasseyais, pour etre à sa hauteur.

Qu'est-ce que tu pensais? Qu'on pouvait se rappeler nos petites parties de jambes en l'air, comme ça, autour d'un café? Ah oui dis donc Evan, qu'est-ce que tu b***sais bien! Et qu'est-ce que j'aime l'image que je t'ai laissée!

Blessée? Pourtant il avait raison. J'avais connu pas mal d'hommes. Mais est-ce que c'était une raison pour qu'il doute de l'amour que je lui avais porté? Apparemment, il n'en avait meme plus conscience aujourd'hui.

« Arrête Cam ! » Je me rendais compte à travers ses yeux que j'étais en train de me donner en spectacle. Mes émotions prenaient souvent le pas sur moi. D'un geste brusque, je retirais mon poignet. Puis je jetais un rapide coup d'oeil autour de nous, assez pour voir qu'on nous regardait. « Qu'est ce que tu cherches à la fin? » Les coudes sur la table, la tête entre les mains, je fermais les yeux une seconde. Besoin de me calmer. Je serrai les dents si fort que ça me faisait mal aux mâchoires. J'avais besoin de ça pour me sentir vivante. Repousser les limites, déranger, n'importe quoi, mais ne plus être transparente. Je ne supportais plus ma vie. C'était ça, la réalité. Je ne supportais plus ma tete, ce corps, j'aurai tellement voulu pouvoir en changer. Mais comment expliquer? Il n'y avait rien à expliquer. Lentement, je refis face à Evan. Silencieuse. Calmée. Je passais souvent de moments d'excitation comme celui-là à une immense fatigue. Ca me prenait toute mon énergie. Je me laissais tomber, jusqu'à ce que mon dos rencontre le cuir du siège. Les bras croisés sur ma poitrine. Puis étirés, les mains sur les genoux. Je ne savais comment me mettre. Je finis par me redresser en m'appuyant sur la table, appuyant ma tête sur ma main. La relâchant.

Tu sais quoi... Je ne pense pas que c'était une bonne idée.

J'avais un sourire triste à présent. J'avais placé mes cheveux sur le côté, un petit côté de négligence soignée qui m'était resté. J'osais à peine le regarder dans les yeux.